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André ESPI Militant de toujours !

mercredi 23 juillet 2025, par Acca

André Espi est mort, centenaire ce 13 juillet 2025.
Nous publions ici l’entrevue menée par Roxana et relue par Josette Lendi, lors de plusieurs rencontres avec lui. Textes publiés dans AGIR le trimestriel de l’ACCA en 2016/2017.

Des années 30 en Algérie jusqu’au Front populaire

J’ai vu le jour à Bab-el-Oued, un quartier populaire d’Alger, en 1924, d’une mère française elle-même née en Algérie, son père et son grand-père y avait eux aussi grandi. Mon père, né en 1896 à Jijona en Espagne, était arrivé à 18 ou 19 ans pendant la Première guerre mondiale, fuyant la misère et cherchant à gagner sa vie. Âgés de 7, 10 et 12 ans, lui et ses frères allaient vider les mines autour de Madrid. Il a fréquenté l’école quand c’était possible, apprenant à lire et à écrire par petits morceaux. Ils sont des milliers d’Espagnols à avoir quitté l’Espagne pour s’installer en Algérie aux côtés des Français. L’Algérie se caractérise dès la première partie du XIXe siècle comme étant une colonie de peuplement (11 % de population européenne sur les 9 millions d’habitants en 1950). En Algérie mon père taillait les vignes et vendangeait ; il formait une équipe et louait ses services dans les campagnes. Il a ensuite travaillé chez Ripoll, une grande entreprise de fabrication de meubles où il est devenu contremaître jusqu’à la crise de 1934. Licencié, il a retrouvé du travail à Hussein Dey à 15 kilomètres d’Alger comme coupeur de douves, des tonneaux en chêne de 50, 100 et même 200 litres qui étaient acheminés en France remplis de vin.
En 1936, le travail est un petit peu revenu, mon père est alors retourné dans son usine de fabrication de meubles, en tant que contremaître. Nous habitions alors à côté de la section du Parti communiste de Bab-el-Oued ; j’ai ainsi rencontré Bouali Taleb qui était plombier et m’avait expliqué qu’il était là pour défendre la classe ouvrière parce qu’il était ouvrier et que le Parti communiste était le seul parti qui la défende. Il m’avait proposé de rencontrer Roland Rhaïs, journaliste à Alger Républicain, qui portait une grande barbe comme Karl Marx. Je l’ai revu des années après quand nous étions détenus à Lodi, il fut d’ailleurs le dernier à sortir du camp. Dès 1936 je me suis intéressé à ce qui se passait en Espagne ; comme mon père était Espagnol, il avait des cousins qui combattaient dans les rangs républicains. Nous échangions des courriers et demandions des nouvelles et quand il y a eu la Retirada, l’exode des réfugiés espagnols en 1939, nous avons accueilli des cousins, un couple avec un enfant à la maison, dans nos 20 m ? après les avoir sortis des camps.

A 12 ans j’ai commencé, à la demande de Roland Rhaïs, à vendre Mon Camarade qui est le journal pour la jeunesse ayant précédé Pif. Dans Mon camarade, nous pouvions suivre tout ce qui se passait pendant la guerre d’Espagne, il y avait aussi des dessinateurs de BD extraordinaires. J’ai assisté à la même époque au discours de Joseph Parès lors du Congrès du Parti communiste algérien en tant que délégué des Pionniers. À l’image des pionniers de France, j’avais créé l’ Amicale des enfants de Bab-el-Oued un an auparavant. Nous étions une cinquantaine d’enfants, garçons et filles, dont la future Josette Audin, portant des foulards vert bouteille qui dansions les danses folkloriques apprises dans les auberges de jeunesse. Nous faisions ensemble du théâtre et nous interprétions en chorale des chants communistes et des chansons de la guerre d’Espagne, dans les fêtes du journal La lutte sociale.
C’était une époque où ça bouillait à Alger. Mon père m’avait amené sur ses épaules pour voir les défilés du Front populaire qui rassemblaient beaucoup de monde, principalement des Européens, qui seuls travaillaient dans les industries. Les rares Arabes étaient manœuvres, à proportion d’un manœuvre pour deux cents ouvriers, ils n’étaient pas très nombreux dans les usines. Ils vivaient misérablement dans les villes et plus encore dans les campagnes, sans même avoir les moyens de se vêtir ; c’est ce qui m’a rendu communiste, toute cette pauvreté révoltante ! Les enfants étaient cireurs de bottes ! Pendant le Front populaire, les revendications étaient les mêmes qu’en France : les 40 heures, les congés payés et du travail pour tous. Dans l’un des défilés, j’ai vu mon ancien instituteur et son épouse, directrice de l’école primaire. Quand le Front populaire est passé, les petits colons avec quelques hectares de terres l’ont intégré car grâce à l’Office des vins et à l’Office des blés, ils vendaient à de meilleurs prix et voyaient s’améliorer leurs revenus. Toute la population a connu une meilleure situation après 1936.
De 1936 jusqu’à 1940, je suis resté chez les Pionniers jusqu’à ce que j’entre aux Jeunesses communistes. Le journal Mon camarade a cessé d’être diffusé en 1940 quand le PCF a été interdit, ainsi que ses publications.

Militantisme et résistance pendant la Seconde guerre mondiale en Algérie

En septembre 1939 la guerre contre l’Allemagne nazie et l’Italie fasciste éclate, c’est la mobilisation générale. Mes oncles Marcel et André, frères de ma mère sont appelés. Marcel reste en Algérie et André lui, part pour la France qu’il ne connaissait pas. À son retour il nous raconta la débâcle et comment il avait pu rejoindre Marseille et s’y embarquer pour Alger. Après la défaite, l’Algérie comme la France se trouva asservie et soumise au régime de Vichy. Une commission italo-allemande s’installa à Alger. Les accords passés entre le gouvernement de Pétain et les nazis furent appliqués dans les administrations d’où furent chassés les juifs et les francs-maçons. Les simples citoyens devaient payer très cher leur nourriture. Ma mère rentrait souvent en pleurs n’ayant pu rapporter de provisions pour la maisonnée, les boutiques de boulanger ou de boucher ayant dû fermer avant l’heure, car les rayons étaient déjà vides. Des commerçants d’un nouveau genre venaient proposer à domicile les produits contingentés : du savon, souvent fabriqué avec de l’huile de vidange, des bouteilles d’huile dans lesquelles un à deux centimètres du précieux liquide flottaient sur 90 % d’eau. Pour obtenir deux à trois kilos de courgettes il me fallait parcourir jusqu’à douze kilomètres en patins à roulettes que j’avais fabriqués moi-même. Je me souviens avoir mangé
du chameau ! Sa bosse était mise dans un bouillon pour lui donner un peu de saveur mais dans la bouche on avait l’impression de mâcher du caoutchouc.
Lorsque j’avais quitté l’école en 39 avec le niveau du cours complémentaire, j’avais commencé à travailler dans une pharmacie rue Michelet, chez M. Richier, véritable pétainiste et grand admirateur d’Hitler qui n’hésitait pas à dire à ses clients : « Pour une fois qu’Hitler a raison, on lui cherche des poux dans la tête. » Il me promettait d’apprendre le métier de préparateur en pharmacie ; l’officine se trouvait à l’angle de la rue Hoche et de la rue Michelet, un des quartiers les plus chics de la capitale. J’avais près de quarante minutes de transport matin et soir. Je ne percevais, bien sûr, aucune rétribution et devais payer de ma poche la carte hebdomadaire de tramway. Quelques mois après, quand j’ai quitté cette pharmacie, j’ai pu démarrer comme apprenti mécanicien chez « Turco et Bois », anciens contremaîtres de la société Nibelle, Eichacker et Roméo, devenue plus tard la FAMPA. Je connaissais déjà la métallurgie grâce aux cours du soir « Charpentier » que j’avais fréquentés pendant deux ans. L’atelier se trouvait au port d’Alger sous les voûtes face à l’Amirauté, non loin d’un autre atelier de mécanique générale, celui des frères Spinoza. C’est là que j’ai fait connaissance de Georges Acampora qui devait devenir un camarade de combat. L’armée nous passait beaucoup de commandes, nous travaillions soixante heures par semaine. En une année j’avais beaucoup appris. J’ai trouvé un emploi mieux rémunéré. Dans cette grande entreprise de réparations navales, la FAMPA, de jeunes amis me rejoignent : Roger Sogorbe, ajusteur, Georges Rivet, tourneur, que je devais convaincre plus tard d’adhérer aux Jeunesses communistes. Roger sera chef de service du garage de la ville d’Alger. Georgeot, comme nous l’appelions, resté à la FAMPA, deviendra un jour conseiller municipal à Nanterre. (Sa femme, bibliothécaire aux usines Renault, fut une militante d’un dévouement exemplaire jusqu’à l’épuisement. A sa mort, de nombreux amis et travailleurs l’ont accompagnée à sa dernière demeure.)
En 1941, j’ai été mis en rapport avec un boulanger de Bab-el-Oued qui m’a proposé de m’enrôler dans la Résistance. J’avais dix-sept ans. Je répondis oui sans hésiter. Nous nous réunissions chaque semaine comme l’organisation de la Jeunesse communiste, devenue clandestine, le demandait. Nous étions trois dans le fournil du boulanger avec à notre tête Stora. Nous lisions des tracts destinés à être recopiés et distribués dans les boîtes aux lettres, d’abord de personnes connues de nous-mêmes. Le débarquement des Américains en Algérie le 8 novembre 1942 nous encourageait même si l’administration pétainiste restait en place. C’est alors que je fis la connaissance d’Henri Alleg, déjà responsable des Jeunesses communistes, qui nous rassemblait sur la plage pour nous communiquer les consignes, faisant preuve de qualités de conteur extraordinaires. Nos actions militantes jusque-là avaient consisté à peindre des slogans pour obtenir la libération des prisonniers politiques, communistes pour la plupart, et l’ouverture d’un deuxième front : « Libérez nos prisonniers politiques ! Ouverture d’un deuxième front ».
Nos petits groupes de peintres, la nuit, rencontraient parfois des officiers anglais ou américains auxquels nous expliquions que nous agissions pour libérer nos camarades, les quarante-sept députés communistes français toujours détenus dans les bagnes du sud algérien depuis la dissolution du Parti communiste français en 1940. L’arrivée de la police vichyste nous faisait parfois détaler, abandonnant pots de peinture et pinceaux sur place. Ce soir-là, Mano, mon futur beau-frère, le pochoir en main était grimpé sur mes épaules pour effacer le nom de Jean Chiappe, ministre de Pétain, et rendre à la rue le nom de Jean-Jaurès, son ancienne appellation, quand soudain le bruit des motos de la police nous alerte et j’ai dû plier le dos pour permettre à Mano de descendre sans trop de mal afin de leur échapper (voir le film « Soleil » de Roger Hanin qui était secrétaire des Jeunesses communistes du quartier Marengo et de la Casbah d’Alger). L’audace de la jeunesse nous a permis d’investir les locaux des jeunesses de Pétain pour nous réunir et nous fournir en matériel. Nous cherchions à compliquer la tâche de l’administration pétainiste. Aidé par sa maîtrise de l’anglais, Henri fit la connaissance de militaires américains communistes qui réussirent à nous procurer stencils et machines à écrire.
En mars 1943, après la mort de l’amiral Darlan, exécuté par la Résistance, les députés communistes ont été libérés et nous fûmes chargés, Henri et moi, d’aller jusqu’à Boufarik, à quarante-cinq kilomètres d’Alger leur apporter des adresses qui leur seraient utiles à Alger. Ce fut un voyage épique : comme nous n’avions pas le sou, c’est à pied que nous avons commencé le trajet. En stop, nous avons emprunté tour à tour une charrette à cheval et plusieurs voitures : il nous fallut près de quatre heures pour arriver à bon port. Un de nos conducteurs bénévoles s’employait à vitupérer contre les Anglais, les juifs et les communistes tout à la fois. Nous en riions sous cape et lorsqu’il nous laissa sur la route, nous nous tordions de rire. Il avait pris en stop le représentant complet de ce qu’il abhorrait le plus !
Cela a duré jusqu’à la mise en place, grâce à l’enthousiasme et à la combativité des diverses organisations, du gouvernement provisoire de la France combattante dirigé par le général De Gaulle dont Fernand Grenier, communiste, devint ministre. Nos amis députés se sont bien vite mis au travail : le journal Liberté a remplacé La Lutte sociale, journal interdit par le pouvoir en place ; il a commencé à paraître deux mois après leur arrivée à Alger.
Un jour, j’ai croisé sur la route notre camarade Virgile Barrel, ancien député et maire de Nice. Il m’interpelle et me dit qu’il venait d’obtenir une levée d’écrou de la préfecture : il ne fallait pas attendre que les autorités se rétractent. Nous voici descendus au sous-sol de la préfecture où des caisses en osier détenaient les livres appartenant au PCA et qui avaient été confisqués. J’ai dû pendant longtemps soigner une lombalgie tellement nous avions soulevé de caisses ! Virgile m’a offert un livre sur sa vie militante : ancien instituteur, il était devenu un personnage politique important. De nombreux membres des Jeunesses communistes ont appris beaucoup grâce aux causeries faites par ces valeureux hommes d’honneur, membres du Parti communiste français, détenus dans les bagnes d’Algérie où le gouvernement de Pétain les avaient déportés ! J’ai connu nombre de députés : Étienne Fajon, qui devint par la suite directeur de l’Humanité. Je me souviens que son analyse politique soulevait en moi de la curiosité et bien des questionnements. Cela me permettait de mieux saisir la complexité de la situation et comment raisonner pour mieux la comprendre. Plus tard je l’ai rencontré dans des manifestations où certains maires rebaptisaient par des noms anodins des places portant des noms de résistants. J’ai entendu aussi Roger Garaudy dans ses causeries plus philosophiques et j’ai beaucoup aimé son livre Antée qui exprime le rapport de l’homme à la terre. J’ai connu également le père de Guy Môquet, le député Demusois, dont la fille devenue animatrice de l’Association Républicaine des Anciens Combattants et aujourd’hui adhérente à la section ARAC de Malakoff. J’en connaissais bien d’autres dont j’ai oublié le nom.

La période transitoire : de la mobilisation en 1943 au retour en Algérie en 1946 jusqu’à 1954, début de la lutte pour l’indépendance.

Je reçus une feuille de mobilisation en septembre 1943 pour rejoindre le 3 octobre la caserne des Chasseurs à Oran, dans le quartier d’Ekmuhl, à plus de 600 kilomètres d’Alger ! Après deux mois passés à la caserne d’Oran, le groupe d’Algérois affectés aux Chasseurs partit pour Mascara ; nos sergents, issus des chantiers de jeunesse créés par Pétain, et les sous-lieutenants issus de Saint-Cyr nous préparaient par des exercices journaliers à affronter de durs moments. Nous sommes partis pour Rabat-Salé au Maroc où se rassemblait la Deuxième division blindée du général Leclerc. Début 1944, on m’affecte au 12° régiment des Chasseurs d’Afrique (12° RCA) où je rejoins la vingtaine de mécaniciens de l’Escadron hors rang (EHR) qui assurait la maintenance des véhicules de tout le régiment (M4A4, Sherman ou GMC). En avril 1944, nous partons sur de gros navires de guerre en direction de Fimber Station dans le Yorkshire puis nous débarquons le 1er août en France à Saint-Martin-de-Vareville. La 2e DB est sous les ordres du général Patton qui commande la 3° armée américaine. Nous sommes entrés dans Paris le 25 août 1944, l’accueil était délirant. J’ai ensuite été cantonné à Saint-Germain-enLaye, où j’ai gagné mon premier galon de brigadier. En suivant des cours de mathématiques j’ai pu préparer le concours de l’École nationale technique de Strasbourg que j’ai réussi. Démobilisé en tant qu’étudiant, j’ai ainsi évité de partir en Indochine, et j’ai donc rejoint Strasbourg pour intégrer l’ENSTS que j’ai quittée au bout de cinq mois pour rejoindre l’Algérie après quelques mois dans la famille à Cavaillon.
J’ai passé quelques mois à Alger, jusqu’à ce qu’un ami, Albert Hauville, me propose de prendre une place de professeur de mécanique à l’école d’arboriculture de Mechtrass qui me parut un petit paradis : les collines étaient couvertes d’oliviers, une petite rivière serpentait dans le domaine et arrosait des arbres fruitiers aux fruits délicieux : oranges, pamplemousses et mandarines. Je restai une année de 1947 à 1948 avant de revenir à Alger où je commençai à travailler à la Société Algéroise de Construction (SAC), une coopérative que plusieurs ingénieurs et architectes communistes avaient fondée pour réaliser des logements très modernes accessibles à tous. Le projet fut nommé l’Aéro-Habitat. Les appartements se vendirent très vite. Cette société possédait aussi un garage dans lequel mon ami Henri Alleg, me demanda de travailler car ce garage réparait les voitures du journal Alger Républicain dont il était le directeur. L’idée de contribuer à la vie du journal me séduisit et j’acceptai de quitter mon école de Mechtrass. Lorsque les "Citroëns" du journal arrivaient je devais m’en occuper d’urgence, ce qui ne plaisait pas au contremaître.
En 1949, j’entrai en qualité de chef d’équipe dans l’atelier de matières plastiques de la Société Algéroise de Téléphonie, la SACT, qui employait deux cent cinquante personnes. La SACT était issue du plan Marshall ; la direction de l’entreprise avait dit aux inspecteurs du travail : « Jamais nous n’admettrons de syndicat dans notre usine. A bon entendeur, salut ! »
Henri Alleg m’a alors suggéré de fonder une cellule communiste avec les quelques camarades déjà présents dans l’entreprise, et d’avoir des échos de ce que les employés désirent au plus tôt, puis de voir ce qu’il y a de mieux à faire. Nous nous sommes mobilisés pour obtenir dans les plus brefs délais l’élection de délégués du personnel et avons fait paraître un journal d’entreprise baptisé Allo SACT dont le premier numéro racontait la réussite des élections, la première entrevue avec le directeur et invitait les employés à s’exprimer à propos de cette victoire bien méritée. Nous avons collecté de l’argent pour maintenir sa sortie mensuelle pendant au moins deux années.
En tant que membre du Conseil exécutif de la Métallurgie CGT d’Alger, je fus élu pour faire partie de la délégation au 3° Congrès Syndical Mondial à Vienne en Autriche, programmé du 15 au 22 octobre 1953. Début octobre des grèves ont éclaté en France, elles n’ont pas tardé à se répandre en Algérie. Je partis en France la première quinzaine d’octobre, un peu avant le 3 congrès FSM où je remplaçais André Ruiz, secrétaire général de la CGT, au Comité confédéral national de la CGT. J’y rencontrai Benoît Frachon, Gaston Montmousseau, Léon Mauvais, Georges Frichman de la Fédération des Postiers et j’ai été rejoint à Paris par les membres de la délégation d’Algérie avec lesquels j’ai pris le train pour le 3e congrès de la FSM à Vienne où nous avons séjourné dans la partie contrôlée par les Soviétiques. Il y avait plus de mille représentants de la classe ouvrière du monde entier avec des délégations du Viêt-nam et de l’Indonésie, imposantes en nombre et en qualité. L’unité syndicale était l’objectif de ce rassemblement et nous en étions encore fort loin. A la fin du congrès, nous fûmes invités en Union soviétique et je ne rentrai en Algérie que début décembre 1953.
Licencié par la SACT, je retrouvai un emploi à la Sécurité sociale en février 1954 que je quittai en fin d’année pour devenir chauffeur puis monteur de ligne aux PTT.
Le 1 novembre 1954, l’Algérie fut secouée par une vague d’attentats sur tout le territoire, perçus tout d’abord par le PCA comme des actes individuels de rébellion mais très vite, il apparut que c’était un mouvement d’une ampleur croissante qui devait durer jusqu’au 19 mars 1962. Huit années qui ont bouleversé ma vie, celle de ma famille ainsi que celle de milliers d’autres personnes en Algérie et en France.

De la guerre d’Algérie jusqu’à 1962

Quels bouleversements a provoqués dans ton existence la guerre d’Algérie ?
En 1954, le Parti communiste était déjà anticolonialiste : il avait formé des écoles du parti en Algérie. J’ai aidé à l’organisation et à la popularisation des rencontres qu’animait Henri Alleg.
Mes activités consistaient à trouver des lieux sûrs et repérer les trajets pour les réunions clandestines du Comité central ainsi qu’à veiller à la sécurité des réunions. Je suis passé dans la clandestinité très vite. J’ai dû jouer le rôle d’un indifférent qui ne s’occupait plus de politique. Je travaillais à la Poste comme agent de ligne puis j’ai été chauffeur, ce qui me permettait de mener mes activités clandestines. J’avais passé peu de temps auparavant un concours de recrutement pour être titularisé, mais les événements à venir allaient m’empêcher de présenter les épreuves pratiques. (Ce n’est que dix ans plus tard que le Conseil d’État statua sur mon cas, enjoignant aux PTT de m’autoriser à me présenter à cette épreuve. Il n’en était plus question mais le cas fait jurisprudence.)
Je vivais toujours à Bab-elOued. Notre première fille venait de naître peu avant le début de la guerre. Ma femme était retournée habiter chez ses parents. Un jour, revenant d’une mission, je passe devant un café maure près du lycée Bugeaud. Le tramway arrivait, précédé de deux gendarmes à moto quand une grenade a éclaté au milieu des consommateurs. Quelques éclats m’ont atteint dans les mollets et le bas-ventre. J’ai pu me rendre chez un camarade médecin qui m’a amené chez le chirurgien. Mais celui-ci tenait absolument à me déclarer et il a fallu le convaincre de n’en rien faire. Je savais qu’il y avait des descentes de police : ils sont d’abord allés chez mes parents puis chez ceux de ma femme. J’avais convenu avec ma mère que si la police venait, elle devait ouvrir les fenêtres en grand. C’est ce que je vois un jour en arrivant rue de Normandie. Je me suis mis en arrêt maladie pour rester quelques jours chez mes cousins. J’ai rejoint ma tante qui demeurait à Boufarik, à 50 km d’Alger. Elle tenait une boulangerie où je me suis réfugié quelque temps, j’y ai appris à faire le pain ! Les jours passent, j’apprends que la plupart de mes copains sont détenus à Lodi. Par ailleurs le FLN nous chassait des maquis et avait déjà exécuté quelques-uns des nôtres. Mon arrêt maladie aux PTT terminé, je suis retourné au bureau où la police est venue me chercher. Le préfet, Henri Teitgen, ayant refusé de signer l’ordre de m’arrêter, c’est un simple sous-fifre qui l’a signé, le rendant illégal ! C’était à Noël 1956.

Que t’advient-il après ton arrestation ?

J’avais eu à peine le temps d’acheter des jouets pour ma fille. Après 48 heures au commissariat central d’Alger je suis envoyé à Lodi, en chambrée de cinquante avec des lits superposés. C’était une ancienne colonie de vacances des cheminots située à 160 km d’AIger ; mais des rangées de barbelés l’entouraient. (Barbelés qui se sont accumulés au fil des années, à chaque changement d’équipe de surveillance !) Il y avait six médecins, des avocats, un avoué, beaucoup de cheminots et vingt-quatre postiers internés dont je connaissais une bonne partie. J’y ai aussi retrouvé René Justrabo, instituteur, puis professeur, maire de Sidi-bel-Abbès entre 1947 et 1953, suspendu plusieurs fois par l’administration coloniale pour sa gestion tendant à l’amélioration des conditions de vie des Algériens et l’instauration de projets sociaux visant à la mise en place d’une Algérie algérienne. Il avait aussi été entre 1948 et 1956 un élu communiste à l’Assemblée nationale algérienne. Nous avons donc été détenus ensemble à Lodi. Nous étions cent cinquante détenus en résidence surveillée, considérés comme « dangereux pour l’ordre public », tous d’origine européenne et gardés par les gendarmes.

Comment se passaient vos journées à Lodi ?

Beaucoup d’entre nous avaient des compétences et des diplômes qui nous ont permis de suivre des cours à ce que nous appelions "l’Université de Lodi". Je me suis ainsi formé en comptabilité avec un fonctionnaire du gouvernement général qui s’appelait Claudel. C’est grâce à lui que quelques mois plus tard j’ai pu obtenir le CAP d’aide-comptable que je suis allé passer à Alger, convoyé par les gendarmes aller et retour. (Ses camarades de travail avaient lancé une pétition et obtenu sa libération. À peine rentré chez lui, il fut assassiné par l’’OAS. Il venait de se marier au moment de son arrestation.) D’autres cours permettaient d’apprendre les langues, les mathématiques, la littérature. J’en oublie peut-être.
Le théâtre occupait aussi nos loisirs (forcés) : je me souviens de Topaze, du Docteur Knock, de La Guerre Picrocholine d’après Rabelais. René Duvalet peignait les décors. J’étais accessoiriste. On déplaçait les bancs. On invitait les gendarmes qui se demandaient pourquoi nous étions là. Plus tard ils furent remplacés par des CRS moins bienveillants ! En 58, ma fille qui avait 4 ans à l’époque, se souvient d’avoir été tenue en joue par l’un d’entre eux lors d’une visite au camp avec sa mère pour son anniversaire. Je lui avais fabriqué des cubes illustrés et un ami cheminot lui avait confectionné un cartable en simili-cuir. A quelques-uns, nous faisions de la gymnastique tous les matins. Un jour, notre moniteur, Guy Grau, ne nous réveilla pas. Il fallut se rendre compte à son comportement qu’il avait perdu la raison et quelque temps après il fut emmené à l’hôpital. Pour rester en forme j’avais fabriqué des barres parallèles et des haltères en fixant des manches à balai dans des pots de ciment.
Henri Alleg a été amené un moment à Lodi, après son séjour à la prison de Barberousse. De hauts gradés militaires sont venus en hélicoptère soi-disant pour constater qu’il avait été torturé mais nous ne les avons pas laissés entrer car nous craignions qu’il ne soit enlevé ! Nous hurlions à un tel point qu’ils n’ont pas osé rester. Quelques jours plus tard la police est quand même venue le chercher ! Un autre de nos amis, Jean Faroudjia (ancien condamné à mort sous Pétain), avait échappé à une arrestation pour un motif plus grave à Lodi même. Il a pu rester caché quelque temps dans la soupente de la salle où se tenaient les gardiens, mais un jour le plafond s’est effondré et il s’est retrouvé au milieu d’eux !
Mon séjour à Lodi a duré trente-et-un mois jusqu’à ce que je sois expulsé d’Algérie en juillet 1961, sans être passé devant un tribunal puisqu’il n’y avait pas de charges contre moi. J’ai attendu chez moi deux jours mon envoi en France ; je suis allé vivre chez mon oncle à Perpignan où j’ai travaillé pendant un an, d’abord chez un transporteur, puis aux confitures Saint-Mamet, puis à la Poste d’où j’ai été chassé lorsqu’ils ont a appris que j’étais communiste, enfin chez Peugeot où je ne suis pas resté pour les mêmes raisons…
Autorisé à rentrer en Algérie où était restée ma famille, j’y reviens et trouve un poste d’aide-comptable à la Lyonnaise des Eaux où j’ai travaillé près d’une année.
Mais une voisine m’avait dénoncé auprès de l’OAS. En même temps que mon ami Loulou Dalmer, je reçois un papier avec un cercueil et je décide de me procurer une arme. J’ai été suivi quelques jours après et après une partie de cache-cache dans une épicerie, aussi comique qu’éprouvante je dois dire, je prends la décision de rentrer en France une deuxième fois. J’habite à Malakoff et travaille à la Thompson-CSF. La période reste troublée : il y a eu des assassinats par l’OAS en France, comme celui à Alençon le 3 janvier 1962, d’AIfred Locussol, militant du PCA. Nous avons été amenés à cacher des militants comme Denise Duvalet qui était menacée de mort par l’OAS, et recherchée par la police pour sa participation à la guerre d’indépendance. Je me souviens d’avoir monté la garde chez Léo Figuères, pour faire face à une intrusion de l’OAS.
Ma famille m’a rejoint et nous avons connu des conditions de logement épouvantables près de Pigalle à neuf personnes sur une surface d’environ trente mètres carrés. Notre retour en Algérie après l’indépendance n’en est que plus logique même si nous sommes toujours attachés à notre pays d’origine. Je travaille alors à Alger comme professeur de mécanique. Embauché comme Français, je vais occuper trois postes en trois ans. Je donne de nouveau un coup de main à la comptabilité d’Alger Républicain, mais je suis amené à quitter définitivement le pays en 1965, lorsqu’on commence à y arrêter les communistes. J’ai été ensuite invité officiellement en Algérie mais sans pouvoir m’y rendre depuis mon retour.

Comment se passe ton installation en France ?

A mon retour, j’ai continué à enseigner la mécanique générale à Malakoff, en collège puis au Lycée d’Enseignement Professionnel tout en militant à la CGT au lycée et au Parti communiste avec des enseignants. Je suis resté en contact avec Henri Alleg qui habitait alors à Malakoff. En 1986, j’ai fait partie des créateurs de l’Association des Combattants de la Cause Anticoloniale devenue Agir Contre le Colonialisme Aujourd’hui (ACCA). Il y a eu jusqu’à sept cents adhérents dans toute la France.