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A propos de Jacques Roumain et d’Haïti

vendredi 19 février 2016, par Gaetano Garcia

A propos de Jacques Roumain et d’Haïti

Samedi 27 avril 2013, par Gaetano Garcia

Jacques Roumain, Œuvres complètes Édition critique coordonnée par Léon-François Hoffmann. Nanterre, ALLCA/Paris Ediciones Unesco (« Archivos » 58), 2003, 1690 p. Gaetano Ciarcia p. 261-263

La parution dans une collection éditée par l’Unesco des Œuvres complètes de Jacques Roumain, homme de lettres et ethnologue haïtien, a coïncidé avec le bicentenaire de la proclamation de l’indépendance de la première République noire. En Haïti, depuis la libération du colonialisme et de l’esclavage, le discours, érudit et fictionnel, écrit en français s’est constitué en arène de pouvoir, occupée par la lutte des factions et des individus prétendant diriger une société composée, en majorité, d’une masse analphabète. Figure emblématique de cette imprégnation politique du champ littéraire haïtien, Jacques Roumain est né en 1907 à Port-au-Prince où il mourut à l’âge de 37 ans, après une vie marquée par l’expérience de la prison et l’errance. Il est surtout connu grâce à son roman « ethnologique » posthume, Les Gouverneurs de la rosée (1944).

La publication de ses travaux, certains inédits, nous permet d’aborder l’intégralité d’un corpus à la fois romanesque, poétique, scientifique, journalistique et épistolaire, dans son rapport avec les thématiques sociales que son texte le plus renommé contient en germe. Enrichi par un dossier consacré à la façon dont ces écrits hétéroclites ont été reçus, le volume, coordonné et établi par Léon-François Hoffmann, présente de nombreuses contributions critiques, nous restituant la production d’un intellectuel « organique », au sens gramscien du terme, doublé d’un artiste impliqué dans les combats idéologiques de son époque.

Issu de l’élite créole et francophone du pays, Jacques Roumain a vécu une existence mouvementée, notamment à cause de la conscience du rôle et de la responsabilité qu’il avait de sa naissance privilégiée. Il a pourtant connu des difficultés financières constantes qui ont affecté ses séjours européens et américains ; et sa vie, son destin, ceux d’un homme, polyglotte et cosmopolite, bénéficiant d’une aisance sociale que lui avaient procurée ses origines, l’ont conduit à une existence hérissée d’obstacles. Entre la Suisse, la France, l’Espagne, la Belgique, Haïti, les États-Unis, Cuba et le Mexique – étapes scandant ses études, son exil et, finalement, une brève carrière diplomatique –, Roumain concevra toujours ses itinéraires comme des détours nécessaires – prolongement spatial obligé de l’engagement pour la cause du peuple dont il se voulait le porte-parole.

Dès sa prime jeunesse, en 1934 – il sera un des fondateurs du Parti communiste haïtien –, Jacques Roumain a développé, dans son action de militant, une perspective internationale centrée sur la réflexion autour de la division raciale et sociale affectant la nation « noire ». Son appartenance à la bourgeoisie et sa peau « claire » devaient être pour lui les symptômes vécus d’un malaise endémique ; d’ailleurs, sa biographie peut être lue comme la mise à l’épreuve personnelle de l’élargissement de la singularité haïtienne avec l’espoir d’une émancipation anthropologique des amarres et des cauchemars d’une tragédie historique « héritée ».

Étant donné le caractère fragmentaire et inachevé de l’œuvre de Roumain, il apparaît intéressant de souligner, aussi à travers les apports interprétatifs de ses commentateurs, les correspondances la liant à l’histoire culturelle haïtienne. Comme le remarque Gérard Barthélemy dans « Voyage au pays des gouverneurs » (pp. 1266-1296), qui est une analyse des personnages agissant dans Les Gouverneurs de la rosée, chez Manuel, le héros de la narration, le « regard distancié », fruit amer de l’exil, s’impose en tant que conscience lucide qui forge la possibilité de « remettre en cause un pays bloqué » (p. 1283). En poursuivant cette lecture, le récit de Roumain illustrerait, plus au plan symbolique que réaliste, la volonté de l’écrivain de se confronter à un des avatars les plus néfastes et pervers de l’histoire de l’esclavage : la faille qu’a créée la division d’Haïti en deux, c’est-à-dire entre le peuple et l’élite, entre Noirs et mulâtres. Roumain tente, en quelque sorte, d’échapper à une telle logique. Néanmoins, à travers le tissu fictionnel de ses romans « paysans », dont Les Gouverneurs de la rosée représente une sorte d’accomplissement narratif et stylistique, nous pouvons observer les limites sémantiques d’un internationalisme marqué par la tentative d’adhérer à l’orthodoxie de la vulgate soviétique. Sur ce sujet, Émile Ollivier dans sa contribution (pp. 1296-1314) explore les « zones d’ombre » inhérentes à la participation et à la réflexion politiques de l’intellectuel. Car chez Roumain, l’écriture se voulant l’instrument d’un regard engagé, la fabrication de nouvelles possibilités de penser et de donner sens à la culture haïtienne traduisait la découverte ethnographique, mais aussi l’invention littéraire de cette altérité proche qu’était, pour lui, le monde paysan. La recherche d’une unité à construire qu’il faut retrouver dans le passé émerge alors, face à la division raciale d’un peuple d’anciens esclaves libérés, comme une impossible solution à subir une nouvelle aliénation, celle de leur retard sur l’échelle de l’évolution. Contre ces stigmates de l’histoire, le poète opposait la passion pour l’ethnologie, sa carrière de chercheur entamée « tardivement », seulement sept ans avant sa mort. Élève pendant un an de Paul Rivet à Paris, étudiant éphémère pendant quelques mois (parce que dans l’impossibilité d’acquitter les frais d’inscription) à la Columbia University de New York, à l’époque où Franz Boas y enseignait, et enfin interlocuteur privilégié d’Alfred Métraux en Haïti, sa courte formation d’ethnologue lui permettra pourtant d’être à l’origine de la création, en 1941, du Bureau national d’ethnologie d’Haïti.

1 Contribution à l’étude de l’ethnobotanique précolombienne des Grandes Antilles (1942), Le Sacrifice (...)

Dans son texte « Jacques Roumain et la fascination de l’ethnologie » (pp. 1378-1428), André-Marcel d’Ans parle, à juste titre, d’une attirance pour une matière dont il n’apercevait pas toujours les bornes disciplinaires et qui l’amenait à concevoir « les recherches en archéologie et en anthropologie physique, [ainsi que] l’observation de la culture des populations contemporaines » (p. 1382) comme faisant partie d’un tout. Malgré cette « confusion », l’intention, dans le projet, d’objectiver ethnologiquement l’histoire et la préhistoire haïtiennes est le reflet, comme le montre d’Ans, d’une approche anthropologique significative du « clivage parisien » entre Roumain, qui avait suivi les cours de Paul Rivet et Marcel Mauss à l’Institut d’ethnologie, d’une part, et, d’autre part, ses compatriotes, comme Lorimer Denis et le futur dictateur François Duvalier, qui, dans leur travaux, revendiqueront le credo racialiste acquis au sein d’un autre établissement de la capitale française, l’École d’anthropologie, où Georges Montandon donnait ses enseignements. Le système idéologique transmis par ce dernier prendra bientôt la forme d’une légitimation savante lorsque, succédant à Roumain à la direction du Bureau national d’ethnologie d’Haïti après sa mort en 1944, les mêmes Lorimer Denis et François Duvalier en deviendront les divulgateurs. Cette différence de filiation institutionnelle, répercutant une distance théorique cruciale, nous fournit quelques indices pour expliquer la genèse du communautarisme et du racialisme « noiriste », dont Duvalier sera le propagateur tristement fameux. À ce propos, Alrich Nicholas, dans « Jacques Roumain et l’Allemagne » (pp. 1315-1326), fait remarquer que la trajectoire de l’anthropologue-écrivain montre l’autre voie de l’indigénisme haïtien par rapport à cette mystique du repli essentialiste qui caractérisera le folklorisme de l’École des Griots fondée par Louis Diaquoi, Duvalier et Denis. D’ailleurs, en reprenant l’analyse de d’Ans, la nomination de Roumain à la tête d’un organisme, dont la création s’inspirait du Bureau of American Ethnology, avait été suggérée par A. Métraux au président d’Haïti, Élie Lescot, donne un aperçu du contexte politique dans lequel la valeur ethnologique de la civilisation, ou plutôt des civilisations haïtiennes, allait se construire. En fait, le Bureau d’ethnologie s’avéra constituer une sorte de contrepoids « muséal » à la mobilisation provoquée, au même moment, par la « campagne anti-superstitieuse » et anti-vodouiste déclenchée par le clergé catholique. L’implication, controversée et contradictoire, du président Lescot lui-même dans cette campagne montre les logiques de pouvoir à l’œuvre dans les appropriations d’un passé culturel que Roumain, dans ses textes1, ses articles sur la superstition, parus dans le journal Le Nouvelliste (1942) et ses autres contributions publiées dans le Bulletin du Bureau d’ethnologie de la République Haïti (1942-1943), avait l’intention d’étudier dans son travail d’ethnologue. Si on analyse de façon attentive ses travaux, il ressort qu’ils relèvent d’un certain dilettantisme, mais que, néanmoins, sa « fascination » pour les sciences anthropologiques parvient « à rendre compatibles deux positions apparemment inconciliables : d’une part sa volonté patriotique et progressiste d’élever le peuple de son pays vers des conditions de vie meilleures en le délivrant des mirages superstitieux qui l’affligent et le paralysent ; d’autre part le propos non moins déterminé de préserver la langue et la religion populaires comme éléments d’un patrimoine vivant, dont la conservation incombe à la nation au même titre que celle des vestiges archéologiques, dans la même perspective jugés dignes d’intérêt scientifique et d’appréciation esthétique » (d’Ans, pp. 1426-1427).

Le débat qui s’est développé au cours des dernières décennies autour de la recherche par Roumain d’une langue nouvelle ou polyphonique, à cheval entre littérature et sciences humaines, illustre l’inclusion, dans l’espace sémiotique du roman haïtien contemporain, de diverses formes linguistiques. Alessandro Costantini, dans son texte « La langue polyphonique de Jacques Roumain » (pp. 1429-1467), nous parle de l’ambition qui fut celle de Roumain, à partir de son premier « roman paysan », La Montagne ensorcelée (1931), de forger une écriture qui utilise plusieurs registres syntaxiques et serait capable de rendre compte de la « distinction », mais aussi de la communication possible, entre le français parlé et écrit par l’élite et le créole du peuple. Sur la réussite de cette tentative, comme d’ailleurs sur celle du « roman ethno-logique » de Roumain, les opinions divergent, et le lecteur trouvera dans le volume matière à réflexion dans la partie intitulée « Dossier de l’œuvre ». Plusieurs commentateurs ont interprété le monde populaire des Gouverneurs de la rosée comme un espace linguistiquement et ethnologiquement mythifié de la part d’un auteur absorbé par la tâche de créer une langue originale, expression véridique d’une culture nationale. En ce sens, au point de vue du réalisme narratif, si la valeur artistique du roman est indiscutable, dans des textes plus juvéniles, comme La Proie et l’Ombre (1930) et Les Fantoches (1931), les développements littéraires du milieu que Roumain connaissait le mieux, celui des cercles citadins et bourgeois d’où il était issu, semblent constituer un contrepoint descriptif plus convaincant.

Le devenir de celle qui, depuis ses origines, se veut une République noire aspirant à se faire (re) connaître à travers ses lettres blanches, est analysé par Ulrich Fleischmann dans « Jacques Roumain dans la littérature d’Haïti » (pp.1229-1265). Ainsi, la figure et l’œuvre de Roumain reflèteraient les contradictions intrinsèques à l’hégémonie d’une élite lettrée confrontée à la nécessité et au défi idéologiques de soutenir l’indépendance de la nation. La fiction s’affirmant comme forme de connaissance objectivante et comme ressource politique, la réception du roman majeur de Roumain durant la dictature duvaliériste aurait été paradoxale : « ...sous un régime politique qui provoquait l’étouffement de la littérature nationale d’Haïti, cette même littérature est constituée par le pouvoir en corpus de textes canoniques dans les manuels d’histoire de la littérature haïtienne » (p. 1263). Le consensus et le succès des Gouverneurs de la rosée serait donc l’histoire de « l’aboutissement du rêve indigéniste, celui d’une nation une et indivisible » (Jean Michel Dash, « Jacques Roumain romancier », p. 1377). En réalité, il s’agirait surtout de la conclusion d’un échec ou d’une condition d’échec. Si l’ethnologue-écrivain prétend dépasser la littérature traditionnelle en utilisant la figure du paysan comme une « altérité rédemptrice » (p. 1363), l’ambiguïté de l’entreprise se situe dans la relation qu’il instaure avec une réalité qui semble échapper aussi bien à ses habitants qu’à ses observateurs cultivés et citadins. L’impression est donc celle d’une vérité en exil dissimulant l’avortement du rêve inspirateur de la République noire : « Ni le natif-natal, Haïtien authentique, ni le militant indigène en lui ne peuvent établir un rapport avec ce monde mystérieux. Il ne reste à Roumain que le langage documentaire de l’enquête ethnographique, et la forme du récit de voyage » (p. 1364). En même temps, cette opacité discursive nous permet, peut-être, de mieux saisir les faiblesses internes à la tentative de Roumain, ainsi que les contradictions idéologiques et sémantiques relatives à la réappropriation nationale de l’œuvre en question. Son idée de similarités existant entre art, science et combat politique paraît être une des raisons de ces contradictions. Yasmina Tippenhauer, dans « La réception de l’œuvre de Jacques Roumain par ses compatriotes » (pp. 1327-1344), insiste justement sur l’ancrage colonial de la littérature haïtienne à un ailleurs, ou, pourrions-nous ajouter, à un autrefois mythique, aujourd’hui utopique, projeté dans l’avenir. Cette double relation sanctionnerait, en effet, la possibilité qu’aurait aperçu Roumain lui-même d’associer dans son travail la recherche « archéologique » des origines à la nécessité de rendre solidaire l’histoire nationale avec les vertus créatrices de la fiction.

Pour conclure cette trop brève présentation d’une production à multiples facettes, que la mort prématurée de son auteur a laissée inachevée, nous reprendrons les mots qu’a utilisés René Depestre en ouverture du volume et qui rendent bien compte du legs conceptuel que Jacques Roumain nous laisse, comme un viatique pour une anthropologie de la littérature haïtienne :

« Dans ces années 40, tout se passe comme si Jacques Roumain avait le pressentiment qu’aussitôt disparu de la scène, un folklorisme d’État, à hauteur de tonton macoute, ferait militairement main basse sur le savoir ethnologique, afin de dévoyer la connaissance des fondements de l’identité haïtienne vers la négritude totalitaire ou “intégrisme noir” à la Papa Doc » (p. xxvii).

En refusant, comme le dit R. Depestre, de se complaire dans sa négritude face au lourd héritage d’une histoire « blanche », Jacques Roumain, malgré et souvent à l’encontre de son appartenance de caste, a su exprimer la nécessité de sortir rationnellement et poétiquement de toute « mythologie raciale » et communautaire.

NOTES

1 Contribution à l’étude de l’ethnobotanique précolombienne des Grandes Antilles (1942), Le Sacrifice du tambour-assôtô(r) (1943).

POUR CITER CET ARTICLE

Référence papier Gaetano Ciarcia, « Jacques Roumain, Œuvres complètes », Gradhiva, 1 | 2005, 261-263.

Référence électronique Gaetano Ciarcia, « Jacques Roumain, Œuvres complètes », Gradhiva [En ligne], 1 | 2005, mis en ligne le 10 décembre 2008, consulté le 27 avril 2013. URL : http://gradhiva.revues.org/403

AUTEUR

Gaetano Ciarcia ciarcia.gaetano@wanadoo.fr

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P.-S.
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