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Réalités coloniales

samedi 8 avril 2006, par Jean Suret-Canale

Texte présenté à l’Assemblée générale de l’ACCA le 8 avril 2006.

Réalités coloniales

Le débat sur la colonisation consécutif au vote d’une loi en exaltant les « effets positifs » nous a permis de rappeler que la colonisation fut un crime contre l’humanité.

Celle-ci fit en effet des « indigènes » des « sujets », dépourvus de tout droit, à commencer par celui de citoyenneté. La « prise de possession » permit à la puissance « coloniale » (et aux colons qui en étaient les bénéficiaires) de s’approprier les richesses des pays conquis : sol, sous-sol (objet de « concessions »), et des hommes, de la « main-d’oeuvre ». Les indigènes devenus sujets français, anglais, etc., perdirent jusqu’à leur identité nationale.

Il reste que pour ceux qui n’ont pas vécu l’époque coloniale, ces données restent quelque peu abstraites. Le témoignage de ceux qui sont assez âgés pour l’avoir vécu, et celui des archives (coloniales qui ne livrent pas tous les aspects de la réalité, mais suffisamment pour en apprécier la teneur) sont indispensable pour que l’on sache aujourd’hui ce qu’a été concrètement la colonisation.
Jusqu’en 1946, le régime législatif des colonies fut celui établi sous le Second Empire par un Sénatus-Consulte du 3 mai 1854 qui confiait à l’empereur le pouvoir législatif dans les colonies. Ce pouvoir passa au président de la république, et, en fait, par délégation, au ministre des colonies. Les lois votées par le Parlement n’étaient applicables aux colonies que si l’autorité coloniale (ministre ou Gouverneur général) les « promulguaient, ce qu’ils s’abstinrent de faire dans de nombreux cas. Ainsi, les grandes lois démocratiques de la troisième république (liberté de la presse, libertés de réunion, d’association, droit syndical) ne furent pas, en règle générale applicables aux colonies.

Le sujet colonial – l’indigène- est régi par ce qu’on appelle parfois le « Code de l’indigénat ». Le modèle en a été fourni par l’Algérie qui, il est vrai, ne fait pas partie officiellement de l’ensemble colonial (elle est censée faire partie du « territoire national »).

C’est un ensemble d’arrêtés locaux qui soumet « l’indigène » à l’arbitraire de l’administration coloniale. Les administrateurs européens et les Gouverneurs ont en effet le droit d’infliger aux « indigènes », par simple décision administrative, sans recours à des juges et des avocats, des sanctions (prison, amendes, déportation pour les gouverneurs). Les motifs de sanctions sont nombreux et vagues. Ils permettent en fait aux administrateurs de sanctionner tous ceux qui les gênent ou leur déplaisent ; par exemple : « refus d’obéissance » aux chefs de villages chargés de réquisitionner les « sujets » pour des travaux. Ou encore, « négligence » dans le paiement de l’impôt. Mais aussi, et surtout l’atteinte au « respect dû à l’autorité française » qui vise toute critique, toute réticence à l’égard des ordres de l’administration. L’exemple le plus banal de cette « infraction » est le fait d’omettre de se découvrir ou de faire le salut militaire au passage d’un « chef blanc » (et tous les blancs sont plus ou moins des chefs..). La sanction minimale est la confiscation du couvre-chef de l’intéressé, qu’il devra récupérer au bureau, avec en général, en prime, quelques coups de chicotte (nerf de boeuf) ou de manigolo (fouet en cuir d’hippopotame tressé), sanctions non prévues par la loi, mais de pratique courante (les « garde-cercle », police au service de l’administration sont pourvus de ces instruments). La jurisprudence algérienne complétera cet arsenal avec ’l’outrage par regard » : en 1945, un instituteur algérien, président de l’organisation gaulliste « Combat » dans sa localité, sera condamné à deux ans de déportation pour « outrage par regard » envers le sous-préfet de Médéa (J.O. Assemblée constituante, séance du 28 juin 1946, p. 502).

Le comportement privé des colons s’alignait sur celui de l’administration. En brousse, quand un européen avait à se plaindre de son boy ou de son cuisinier, il l’envoyait au « bureau » (siège de l’administration locale) avec un papier indiquant le nombre de coups de manigolo à administrer. Bien entendu, beaucoup de colons se chargeaient eux-mêmes de la besogne. Albert Gazier, syndicaliste et socialiste, membre de l’Assemblée consultative provisoire, en mission en 1944 dans les colonies d’Afrique noire, posa cette question dans une vingtaine de familles européennes : « - Monsieur, Madame, vous arrive-t-il de battre votre boy ? Dans aucune, constate-t-il, je ne reçus de réponse négative ».

Aux écoliers français, on enseignait que la France, dans ses colonies, avait aboli l’esclavage. Vigné d’Octon, député à la chambre dans les dernières années du XIXème siècle, montre dans son livre « La gloire du sabre » (1900), comment lors de la conquête du Soudan, lors du sac des villes prises, officiers et tirailleurs se « partageaient » la population réduite en esclavage. Il arrivait que l’armée procède à des « libérations d’esclaves » : cela consistait, après rachat, à leur faire souscrire un engagement dans l’armée. Par la suite, on réprouva en effet l’esclavage, source de « fainéantise » chez les propriétaires d’esclaves : il s’agissait de mettre tout le monde, anciens esclaves et hommes libres, au travail, au profit de la colonisation. Mais, là où pour des raisons politiques, l’administration avait besoin de l’appui des propriétaires d’esclaves, l’esclavage fut perpétué, l’administration se chargeant même de la poursuite des esclaves fugitifs, afin de les remettre à leurs propriétaires : l’instituteur dahoméen Hunkanrin, déporté en Mauritanie, fit publier en France en 1929 un pamphlet sur « l’esclavage en Mauritanie ». Après les indépendances, l’esclavage en Mauritanie fit l’objet de plusieurs « abolitions » apparemment peu efficaces.

Au Fouta-Djalon, en Guinée, le recensement par sondage effectué en 1954-55, recense à part les « serviteurs » (euphémisme pour désigner les esclaves).

La France aurait construit des routes, des écoles, des hôpitaux... Les routes furent d’abord construites, par des « indigènes » requis, pour des raisons stratégiques (déplacements rapides des troupes) ; elles servirent ensuite au commerce, pour le plus grand bénéfice des sociétés de commerce... européennes ! Ecoles ? Il n’en fut construit que ce qui était nécessaire pour former les intermédiaires « indigènes » indispensables pour la colonisation : commis de factoreries, commis « expéditionnaires » (= aux écritures), instituteurs et médecins « africains », ne possédant pas les titres métropolitains et ne pouvant exercer que sous l’autorité de fonctionnaires « métropolitains », civils ou militaires. En 1945, en A.O.F., le taux de scolarisation ne dépassait pas 5%. Ailleurs, il était encore plus faible. En Algérie, en 1939-40, si la population européenne était scolarisée à 100%, il n’y avait pour 7 millions de « Musulmans » que 114 000 enfants scolarisés dans le primaire (dont 22 000 filles), 1500 dans l’enseignement secondaire et, à l’université d’Alger, 94 étudiants sur 2246 soit 4,1%.

Le racisme servait à justifier cet état de fait : Albert Sarraut, qui fut Gouverneur général de l’Indochine et plusieurs fois ministre des colonies, écrit : « l’enseignement supérieur suppose, avec une hérédité préparatoire, un équilibre des facultés réceptives, un jugement, dont seule une faible minorité de nos sujets et protégés est encore capable » (Grandeur et servitude coloniale 1931, p 152. En Afrique du Nord, une idée reçue parmi les colons était que le développement intellectuel des « indigènes » s’arrêtait à 14 ans. Il était normal qu’ils soient peu représentés dans l’enseignement secondaire et dans l’enseignement supérieur !

L’esclavage réprouvé fut relayé par le travail forcé : celui-ci était imposé, pour l’entretien et la construction des routes, des bâtiments administratifs ; « l’indigène » était soumis à des « cultures obligatoires », dont le prix était payé, non aux prix du marché, mais à ceux fixés par l’administration... En A.E.F., le contribuable était tenu de cultiver une « corde » (environ 49 ares) et d’en fournir le produit en coton aux sociétés concessionnaires, disposant du monopole d’achat.

En principe, seuls les hommes adultes étaient « requis » pour le travail forcé : mais en pratique, on « réquisitionnait » la main-d’oeuvre nécessaire, y compris femmes et enfants. Le cas échéant, on transférait des milliers de personnes à des milliers de kilomètres de chez elles, ainsi pour la construction du chemin de fer Congo-océan (Brazzaville-Pointe Noire), on fit venir des travailleurs de l’Oubanghi et du Tchad ; qui moururent par milliers (en 1929, Albert Londres -Terrre d’ébène- évaluait à 17 000 le nombre de morts « requis » et le chemin de fer ne fut achevé qu’en 1934.
C’est ainsi que les travaux de « l’Office du Niger » (aménagement partiel du delta du Niger pour la production de coton) conduisirent à transplanter des milliers de cultivateurs Mossi, soumis à un véritable régime militaire.

Aux obligations déjà mentionnées, impôt, cultures forcées, travail forcé), il fallut ajouter après la première guerre mondiale, le recrutement militaire (service de trois ans). Il se faisait couramment par « razzias » : villages encerclés, « bons pour le service » attachés par des cordes et conduits ainsi au chef-lieu le plus proche pour incorporation.

Dans un poème, Appolinaire fait dire au « servant de Dakar » :

« Je ne sais pas mon âge
Mais au recrutement
Ils m’ont donné vingt ans »

Voilà quelques faits destinés à donner de la colonisation un image plus concrète...
Et nous sommes loin d’avoir fait le tour de toutes les réalités coloniales, dont on aurait du mal à dégager des « aspects positifs » !

Jean SURET-CANALE le 8 avril 2006

Assemblée Générale de l’ Association des Combattants de la Cause Anticoloniale.