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La torture en Algérie, une question politique
jeudi 6 octobre 2022, par
« On a évoqué son aspect moral le plus évident, on a évoqué ses conséquences immédiates, le rôle qu’ont joué ou que n’ont pas joué ces méthodes dans la perte de la guerre en Algérie. Mais ce qui n’a pas, à mon sens, été traité, c’est précisément l’essentiel, la dimension proprement politique de la torture quand elle est une institution d’État. »(1)
Or, durant la guerre d’Algérie, la torture fut une institution d’État, pratiquée massivement, sur les bases raciales du colonialisme, à l’encontre des Algériens et Algériennes, elle le fut aussi contre des Français, Maurice Audin, mort sous la torture ou Fernand Iveton, avant d’être guillotiné. Comment l’État n’a-t-il pas réagi et condamné ce qui constitue un crime contre l’humanité, c’est une question à laquelle soixante ans après il n’a toujours pas été répondu.
Or on connaît comment fut conceptualisé son usage comme système. Ses théoriciens furent des officiers ayant fait la guerre du Vietnam, retournant le concept de la « guerre révolutionnaire » qui s’appuie sur le soutien des masses en « guerre contre-révolutionnaire ». Le premier à la théoriser fut, dès 1953, le colonel Charles Lacheroy, la guerre se gagnant militairement, politiquement diplomatiquement, mais aussi psychologiquement, « Il s’agit de contrôler les âmes. » Pour y parvenir, il préconise le triptyque : terroriser, retourner, pacifier, justifiant l’emploi de tous les moyens, y compris la torture. Ses cours suscitent l’engouement, en 1955, il est nommé à l’état-major des armées. Le colonel Jacques Hoggard et le colonel Jean Nemo, théorisent également au sein de l’armée la « guerre contre-révolutionnaire. » Doctrine qui pour ces concepteurs repose sur trois fondements : « on voudrait bien que ça ne se termine pas toujours à Genève »,(2) « Il faut savoir ce que l’on veut », la défense de l’Occident.
Première interrogation, comment l’État n’a-t-il pas réagi à l’enseignement et à la propagation de ces théories préconisant un usage de la violence violant les règles de la guerre stipulées dans les Conventions de Genève dont la France est signataire ?
Le 8 janvier 1957, Robert Lacoste, ministre, gouverneur général de l’Algérie, transmet les pouvoirs de police à l’armée, les paras de Massu ont ordre de « pacifier » l’Algérie. C’est le début de la bataille d’Alger, la torture, d’exaction occasionnelle devient un moyen de guerre qui sera étendu à toute l’Algérie. Des milliers d’Algériens meurent sous les sévices, c’est le temps, corps brisés jetés par avion dans la Méditerranée, des « crevettes Bigeard », l’auteur du « Manuel de l’officier de renseignement » dans lequel sont enseignées des techniques de torture. Son usage est ordonné et pratiqué sous les ordres du général Raoul Salan, commandant en chef, par le général Paul Aussaresses, le colonel Yves Godard, le commandant Paul-Alain Léger, le lieutenant-colonel Roger Trinquier, le général Jacques Massu qui déclarera : « la torture telle que j’ai autorisé qu’elle soit pratiquée à Alger ne dégrade pas l’individu » Jean-Marie Le Pen, n’est que lieutenant, il exécute.
Deuxième interrogation, comment l’État a-t-il permis l’application des théories de la « guerre contre-révolutionnaire » qui érige la torture en système sachant que la bavure, un soldat qui torture un prisonnier ou un civil, constitue un crime de guerre, mais que la torture ordonnée par des supérieurs devient un crime contre l’humanité ?
Dès 1954, jusqu’en 1962, des témoins, des acteurs, s’adressant au Gouvernement ou le faisant publiquement, ont alerté et dénoncé la torture pratiquée en Algérie et en France. Ce furent les témoignages implacables de suppliciés (Djamila Bouhired et Henri Alleg), mais aussi de journalistes (Claude Bourdet et Pierre Barrat), d’intellectuels (François Mauriac et Jean-Paul Sartre), de rappelés (Robert Bonnaud et Stanislas Hutin), d’éditeurs (Jérôme Lindon et François Maspero), d’avocats (Pierre Braun et Jean-Jacques de Félice), de hauts fonctionnaires (Paul Teitgen et Germaine Tillion), de militaires (Jacques Pâris de la Bollardière). Tous furent l’objet de poursuites, d’inculpations ou de condamnations, alors que les tortionnaires étaient promus et décorés.
Troisième interrogation, comment l’État a-t-il pu condamner ceux qui refusaient la salissure et couvrir ce qui gangrénait la société française, jetait un discrédit international sur la France et la stigmatisait dans le monde auprès des opinions publiques ?
La doctrine française de la « guerre contre-révolutionnaire » suscite un grand intérêt à la CIA, au Pentagone et chez des dictateurs. Alors que sa pratique en Algérie a été un échec, des officiers français, Trinquier, Aussarreses… vont l’enseigner à Panama, à l’école militaire des Amériques, à Fort Benning, à Fort Bragg aux États-Unis et au Centre d’instruction de la guerre dans la jungle au Brésil. Des milliers de soldats et policiers y ont été formés à la guerre contre-insurrectionnelle. Lors de la guerre en Afghanistan le général Petraeus fera référence au livre du colonel David Galula : Contre-insurrection, théorie et pratique.
Quatrième interrogation, comment l’État de façon officielle ou officieuse, a-t-il autorisé que des officiers supérieurs enseignent dans d’autres armées des méthodes de guerre, dénommées « doctrine française » que le Droit International Humanitaire, qualifie de crime contre l’humanité ?
C’est pour que soit apporté une réponse à ces interrogations que l’ACCA a lancé l’appel à une reconnaissance des responsabilités de l’État dans le recours à la torture durant la guerre d’Algérie. Cela afin que du citoyen au plus haut niveau de l’État, on comprenne comment il a été possible que « la vérité la plus profonde » de la guerre d’Algérie, la torture, a pu être instaurée, pratiquée et couverte comme un système. Si non, cela signifierait que « rien ne protège une nation contre elle-même, ni son passé, ni ses fidélités, ni ses propres lois. » (3)
Nils Andersson
[1] Pierre Vidal-Naquet, La torture dans la République, Éditions de Minuit, 1972
[2] Où furent conclut les accords de paix avec le Viêt Minh après Dien Bien Phu.
[3] Jean-Paul Sartre, Une Victoire, 1958