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Achille Mbembe «  Un désir fondamental d’insurrection s’exprime sous des formes nouvelles  »

dimanche 22 mai 2016, par Rosa Moussaoui

L’inimitié est devenue le mode dominant de relation, à l’ère du capitalisme financier en crise et de la guerre contre le « terrorisme ». C’est le constat que dresse Achille Mbembe. L’historien et philosophe esquisse quelques précieuses voies de sortie pour une politique de la relation à l’échelle globale. En rupture avec les logiques de domination économique, les replis identitaires et les élans impérialistes.

Vous dépeignez dans votre dernier essai, Politiques de l’inimitié (1), un implacable processus de « sortie de la démocratie » . Trois décennies après la chute du mur de Berlin, peut-on parler d’un destin autoritaire du néolibéralisme  ?

Achille Mbembe Nous avons une vision assez partiale de l’histoire de la démocratie. Or, le paradoxe de cette histoire, c’est que la démocratie a deux corps. D’un côté, un corps diurne, presque solaire, que l’idéologie post-1990, après la chute du bloc de l’Est, a magnifié. De l’autre côté, un corps nocturne, lié à la séparation entre un ici et un ailleurs où l’on peut tout se permettre  : piller, exploiter, brutaliser, tuer, infliger la mort de façon extrajudiciaire, sans avoir de comptes à rendre à qui que ce soit. Un ailleurs où l’on peut décharger la violence qui, si elle était exercée à l’intérieur, déboucherait sur la menace de la guerre civile. On l’a vu lors du moment colonial. On le voit aujourd’hui dans la guerre contre le djihadisme. Dans cette phase néolibérale, les deux corps de la démocratie, le corps diurne et le corps nocturne, sont en train de se réunir, au moment où s’effacent les frontières objectives entre l’ici et l’ailleurs. D’où les glissements autoritaires auxquels nous assistons. Le monde est devenu tout petit. Contrairement au monde de la période coloniale, au monde des conquêtes, des « découvertes », il a montré ses limites. C’est un monde fini, traversé par toutes sortes de flux incontrôlés, mouvements migratoires, mouvements de capitaux liés à la financiarisation extrême de l’économie. Sans compter tous les flux portés par l’avènement de la nouvelle raison digitale. Ces flux sont marqués par l’accélération des vitesses, le bouleversement des régimes du temps. Tout cela favorise l’enchevêtrement inédit de l’intérieur et de l’extérieur. Conséquence, il est désormais impossible de prétendre vivre en sécurité ici quand on fomente le désordre, le chaos ailleurs. Le chaos, le désordre nous reviennent en boomerang. Sous la forme d’attentats, mais aussi par le renforcement de la pulsion autoritaire chez nous-mêmes. Ce glissement autoritaire est présenté comme une condition de la sauvegarde de notre liberté. Or, si nous acceptons plus de sécurité au nom de la préservation des libertés, nous acceptons simultanément le glissement autoritaire. Il y a là une tension entre la capitulation et le désir de révolte, qui est aussi une donnée cruciale des temps que nous vivons. D’un côté l’abdication et de l’autre un désir fondamental d’insurrection qui s’exprime ici et là sous des formes tout à fait nouvelles.

La décolonisation aurait selon vous libéré des passions qui, en retour, viennent justifier, dans les ex-métropoles, de nouvelles expéditions coloniales. La décolonisation comme expérience historique n’aura donc été qu’une parenthèse  ?

Achille Mbembe Disons que la décolonisation aura été un moment ponctuel de reconfiguration des scènes de la lutte. En tout cas, elle n’a pas résolu la question du partage du monde, qui est le seul monde que nous ayons.

Vous évoquez l’obsession de l’Arabe, du juif, du nègre… Qu’est-ce qui est déréglé dans le rapport à l’autre  ?

Achille Mbembe La conscience de ce monde petit, fini exacerbe le sentiment selon lequel il faudrait, pour se protéger, réactiver les frontières, construire des murs, se séparer. Nous n’aurions plus à faire à des adversaires mais à des ennemis qui en voudraient à notre existence, à nos « valeurs », quelle que soit la vacuité de tels termes. Cette réalité de l’ennemi et, là où il n’existe pas, cette propension à s’en inventer un, voilà ce qui a changé. Dans cette configuration, l’autre est perçu comme une menace et le rapport d’inimitié, la volonté de se séparer deviennent la seule forme de relation.

Vous définissez le terrorisme comme une forme de « nécropolitique ». Est-ce un mode d’expression de cette volonté de séparation  ?

Achille Mbembe Oui  ! C’est la conséquence ultime de ce mode dominant de la relation, que l’on retrouve aussi, d’ailleurs, dans le colonialisme. Le colonialisme d’extermination ou d’élimination porte aussi cette dimension nécropolitique, de déploiement de la mort comme mode de gouvernement. Cette manière d’exposer les ennemis à des risques mortels est constitutive de la démocratie d’un point de vue historique. Or, le régime autrefois réservé aux colonies, un régime exceptionnel, est rabattu désormais sur le territoire national des « démocraties ». Ce qui autorise le glissement autoritaire indispensable au néolibéralisme pour continuer son déploiement dans cette phase de son histoire. Le terrorisme est l’opportunité historique qui permet d’y arriver, de déconstruire négativement la démocratie par l’abrogation des droits, par la proclamation de l’état d’exception, par la transformation policière des mécanismes de gestion du quotidien.

Dans ce dispositif, quel sens prend l’invocation d’identités figées et fantasmées  ?

Achille Mbembe Les démocraties libérales sont fondées sur une idée de l’identité pensée en termes de racines, d’autochtonie. Est membre de la communauté politique celui qui est né ici, qui est du lieu. Le citoyen est un autochtone. L’étranger peut devenir citoyen s’il accepte de s’autochtoniser, mais c’est un processus compliqué, qui n’est pas ouvert à tout le monde, un processus conditionnel… et réversible, dans le cas de la déchéance de nationalité. Voilà le fondement anthropologique de la démocratie libérale. Or, on sait bien qu’être né quelque part, être né de quelqu’un, tout cela relève de l’accident et non d’un choix. Mais dans l’imaginaire démocratique libéral, cet accident relève au fond d’un destin auquel on est condamné.

Est-ce que cette fixation sur l’identité, qu’elle soit nationale, culturelle, religieuse, n’est pas une forme d’antidote à l’éventuelle cristallisation de la conscience de classe  ?

Achille Mbembe Oui, c’est une manière de fixer les potentiels de révolte sur de mauvais objets, sur des objets accidentels. Clairement, la manipulation des identités malheureuses est une manière de détourner vers de mauvais objets les énergies qui pourraient être utilisées ailleurs, dans des luttes effectives de libération. C’est assez fascinant, l’ampleur des efforts dissipés dans ces histoires alors qu’au fond l’identité, si tant est qu’elle existe, ne saurait être stable. L’identité, c’est l’autre qui me la donne au moment de la rencontre avec lui. Ce qui est important, ce n’est ni la naissance ni les origines, c’est le chemin, les rencontres qui s’opèrent le long du chemin et ce qu’on en fait.

Puisque la traite négrière et l’esclavage furent des conditions de l’émergence du capitalisme moderne, c’est dans ce cadre que furent expérimentés des procédés ensuite appliqués au monde entier. Vous évoquez par exemple la déforestation d’Haïti… L’économie de plantation fut-elle une matrice de la dévastation écologique  ?

Achille Mbembe Il est clair que le colonialisme relève d’un projet de soumission de la nature à la force prédatrice de certaines catégories d’humains, avec la transformation d’une nature dite sauvage en un paysage dit humain. Ce qui implique des réarrangements brutaux, l’éradication d’espèces, leur remplacement par d’autres. Mais les guerres coloniales ont elles aussi une dimension écologique. Il n’y a pas de guerre qui n’ait, quelque part, un coût environnemental.

Vous dites du moment colonial qu’il a été celui d’une reconfiguration de la façon de faire la guerre…

Achille Mbembe Le droit de la guerre ne s’applique pas à la colonie. La colonie est le lieu d’expérimentation de la guerre hors la loi, de la guerre sans réserves dont l’horizon est l’élimination, l’extermination. C’est le laboratoire de violence inconditionnelle. Il existe aujourd’hui de nombreuses manifestations de la guerre hors la loi. Le symbole le plus spectaculaire, sans doute, le plus postmoderne de cette guerre hors la loi, c’est le drone, qui consacre le principe de l’exécution extrajudiciaire. Mais ceux que l’on appelle les terroristes recourent, eux aussi, aux exécutions extrajudiciaires.

Qu’est-ce qui vous permet de mettre en miroir les drones et les mises en scène macabres d’égorgements  ?

Achille Mbembe Tout est question de moyens technologiques disponibles. Mais nous avons bien à faire à deux mythologies nihilistes qui s’affrontent. Une mythologie nihiliste qui prétend éradiquer les passions religieuses ou soi-disant religieuses par des bombardements aériens, et une autre mythologie nihiliste qui prétend mettre fin aux tutelles externes par le biais de décapitations spectaculaires ou d’opérations par lesquelles on tue les autres en se tuant soi-même, en se suicidant. Ces deux formes de la passion nihiliste visent une chose  : l’anéantissement de toute possibilité de relation.

À quelle condition, alors, peut-on rétablir une politique de la relation  ? Et si, comme vous le dites, le monde entier est devenu scène coloniale, comment peut s’opérer la « décolonisation radicale » que Frantz Fanon appelait de ses vœux  ?

Achille Mbembe La solution reste à trouver dans l’invention d’une forme de démocratie propre à notre temps, prenant à sa charge l’ensemble du vivant, tout ce dont nous héritons, tout ce dont nous dépendons pour notre propre survie en tant qu’espèce parmi d’autres espèces. L’histoire humaine est une parenthèse dans l’histoire générale du monde. Nous sommes de passage dans le monde. Ce nouveau projet démocratique doit donc faire une place à l’idée, à la pratique du passant. Autre porte de sortie de ce cul-de-sac, l’impératif de redistribution égalitaire des ressources de l’univers. Ce qui implique d’autres manières de reconnaître les dettes. On pourrait imaginer, hors des formes actuelles, une manière non expropriatrice d’honorer les dettes. Dernière porte de sortie, il nous faudra réanimer, cultiver les facultés critiques que la guerre, le militarisme et le capitalisme financier cherchent à détruire. En mettant fin à cette brutalité qui vise à faire cesser la pensée, à assécher les ressources de l’imaginaire, à appauvrir le langage en instituant un monde monosymbolique, sinon antisymbolique.

Sur ce point, Frantz Fanon dit de la lutte qu’elle donne lieu à une « fête de l’imaginaire ». Qu’entendait-il par là  ?

Achille Mbembe Cette « fête de l’imaginaire » a pris de multiples formes dans le contexte des luttes anticoloniales. Pour commencer, elle exige de nouveaux rapports avec le corps, en particulier le corps souillé, déshonoré, le corps subalterne, violé et détruit. Ce corps est réanimé, restitué au principe du mouvement, sans lequel il n’est qu’un corps inerte, un corps objet. À la fin de Peau noire, masques blancs, Frantz Fanon adresse cette prière énigmatique au corps  : « Ô mon corps fais de moi toujours un homme qui interroge. » C’est l’interminable interrogation, par opposition à l’interminable interrogatoire. Il y a, autour de cette prière au corps, un immense territoire, une immense fête ouvrant sur la possibilité de la transfiguration du corps. Voilà les horizons qu’il faudrait ouvrir pour créer du sens, enrichir la langue et re-symboliser l’univers d’une manière qui favorise le partage plutôt que la séparation.

Professeur d’histoire et de science politique à l’université du Witwatersrand à Johannesburg, Achille Mbembe puise dans l’histoire coloniale et dans celle des luttes de décolonisation des ressources pour analyser et surmonter la violence contemporaine. De l’ère coloniale à la guerre contre le « terrorisme », les démocraties libérales ont toujours ménagé des espaces obscurs, où le droit, la loi sont suspendus, rappelle-t-il. Un régime d’exception qui tend à devenir universel, en plaçant la relation d’inimitié au cœur des reconfigurations du monde.

(1) Politiques de l’inimitié, d’Achille Mbembe. Éditions La Découverte, 2016.

Voir en ligne : http://www.humanite.fr/achille-mbem...